. À l’intérieur du crâne .



Pas un journal. Ou peut-être que si. Fenêtre ouverte sur l’intérieur d’un crâne. Ici transitent des fragments, des bribes, des choses plus ou moins bien articulées, des ébauches, des questionnements qui répondent à d’autres, ou qui en suscitent. Réflexions à l’aune des travaux en cours, rien ne dit qu’elles soient stables et qu’elles puissent s’ancrer ici de manière durable. Certaines reculent, reviennent, s’infléchissent, disparaissent pour faire place à d’autres parmi les silences et les blancs. 

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300323:


Ça ne marche pas, quelque chose dans l’idée même de ce blog, ne fonctionne pas ou plus, à en croire la date de la dernière entrée. Tu n’as pas le temps ni l’envie. Et puis la notion même de “journal” t’est profondément étrangère, comme l’est la nécessité d’une écriture qui serait entièrement accaparée par “toi” – dire ce que tu fais, comment tu vas, ce que tu penses, comment tu t’y prends, où tu en es, pourquoi tu n’écris pas ici plus souvent. Cela dit: tu as fini le #5, qui pourrait s’accompagner d’un #5,5. 


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041022:

Pas le roman qui meurt, ni la fiction qui s’épuise – juste la vision qu’il en a. 

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260822:

Difficile de trouver le temps et l’envie de passer ici régulièrement. De trouver des choses à écrire qui puissent valoir le coup de l’être. Tu avances dans le noir. Gros doutes sur le roman en cours. Peut-être la première fois que tu doutes autant, d’ailleurs. Au point parfois, ce qui ne t’est jamais arrivé jusqu’ici, de te dire de laisser tomber. De passer à autre chose. Tu es toutefois trop avancé pour pouvoir abandonner maintenant. Alors tu continues, te persuades d’aller jusqu’au bout. Tu y verras plus clair quand tu y seras. Et pour la première fois depuis que tu écris, tu remettras peut-être tout à plat. Tu verras.

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250422:

Jamais bien compris la nécessité de faire parler les personnages de fiction. Les dialogues, a priori censés ancrer le texte dans le réel, lui prêter une certaine vraisemblance, lui donner corps dans la chair supposée du personnage, sont pourtant souvent ce qui toi te fait décrocher. La plupart des dialogues dans la fiction contemporaine en français te paraissent ratés. Sonnent faux; creux. Là où la littérature américaine, parce que depuis toujours fortement oralisée, est très forte pour le dialogue, le roman français, lui, donne souvent dans la caricature. Tu n’y arrives pas; ne les supportes plus dans tes lectures. Deux choses à proscrire aujourd’hui: le narrateur à la première personne et les dialogues.

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190322:

Toi aussi au fond tu es partagé, entre la partie de toi-même qui aimerait faire partie du mainstream, voir ton œuvre reconnue, adoubée, louée dans les pages des journaux ou sur les murs des réseaux sociaux, et l’autre partie de toi-même qui a juste envie d’envoyer valser tout ça, de s’en foutre royalement et de continuer à être personne. Disparaître. Le plus dur, c’est peut-être d’apprendre à te connaître, repérer ce que tu sais faire, ce que tu ne sais pas, être et rester toi, là où ces deux parties se séparent. C’est ça ou te transformer en marchand de tapis. Apprendre à ne rien attendre. Et prendre ce qu’on te donne. Parce que tu n’as pas la force de refuser.


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280222:

Tu entres, le mur de droite est tapissé de Leïla Slimani, une cinquantaine d’ouvrages sinon plus, celui de droite de Nicolas Mathieu, au moins autant. Pas tant un nom ou deux qui t’accueillent – ni même un titre, un livre – que le nombre qui t’assomme. Tu poursuis, prends à gauche pour t’enfoncer dans le rayon « Livres ». Autre mur, autre stratégie. Ou la même. Celle du nombre : « MEILLEURES VENTES ». La vente appelle l’achat. Voilà ce qu’on vend, ce qui se vend, se vend bien. Voilà donc ce que les gens – mais lesquels ? – achètent. Comprendre : ce que les lecteurs – mais lesquels ? – lisent. Ailleurs, c’est une maison d’édition, respectée car respectable, à moins que ce ne soit l’inverse, qui assène « Déjà X milliers/millions [la différence importe-t-elle ?] d’exemplaires vendus ». Comprendre : qu’attendez-vous pour acquérir le vôtre ? Le nombre, la masse, le volume, les murs qu’on tapisse, la course à la quantité. Quantité = qualité. CQFD. Et si toi tu dis le contraire, ou si tu pointes le côté fallacieux de l’équation, tu passes pour un con, un réac, un élitiste, un jaloux. Soit. En attendant, connement, tandis qu’ailleurs le ciel siffle et les gens fuient ou meurent, tu continues ta petite promo sur Twitter. P.R.O.T.O.C.O.L. est en librairie depuis le 3 février. Quelque part au milieu des autres.

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231221:

Pas ou plus forcément envie de t’étendre sur le processus d’écriture. Tu ne sais pas par quel bout le prendre ; trop long, trop décousu. Tu te souviens que contrairement aux précédents, l’expérience s’est avérée un peu plus fastidieuse. Tu partageais ton temps entre certaines lectures, qui à l’époque te paraissaient nécessaires pour te permettre d’avancer, et la mise en chantier du texte à proprement parler. En prenant la décision d’élargir le point de vue, de laisser entrer des voix concurrentes, tu savais que le texte final serait très différent de celui entrevu initialement. Au début, ce n’était pas très clair. Puis peu à peu tu as compris qu’un personnage en appelait un autre, et un autre. Ils ont commencé à s’ébaucher, à donner de la voix, à s’incarner à l’écran. P.R.O.T.O.C.O.L. est sans doute à ce jour le roman le plus incarné que tu aies écrit. Charøgnards, c’était pour l’essentiel une seule voix qui se perdait au fil du texte. À tous les airs, à première vue, paraît posséder plus de personnages ; en réalité, ce que les gens n’ont pas perçu, c’est qu’il n’y en a aucun. La question – pour l’écriture du moins – du personnage était cruciale ; c’est elle qui faisait avancer le texte, à gros traits. Mais de « personnage », le texte en est totalement dépourvu. Aucune de ces vieilles dames ne s’est jamais incarnée dans le roman – sur lequel elles ne font que flotter, passer, s’effilocher. Avec le #3 c’était différent encore. Pour P.R.O.T.O.C.O.L., en revanche, le parti pris était de « revenir » là où tu n’avais jamais mis les pieds. En territoire plus conventionnellement romanesque ; mieux balisé peut-être. À certains égards, P.R.O.T.O.C.O.L. est le roman que ses prédécesseurs refusaient d’être. Les premiers exemplaires ont commencé à circuler.



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141221:


P.R.O.T.O.C.O.L. sortira chez Quidam le 3 février 2022. Ça fait maintenant des semaines que tu cherches les mots pour présenter ce texte, très différent des deux premiers – à la fois dans ce qu’il raconte, la façon dont il le fait, celle dont il a été conçu, traqué, écrit, agencé. À l’origine, il devait s’agir d’un texte court, minimaliste dans sa manière de mettre en scène la parole qu’il souhaitait approcher. Le germe a sans doute été planté vers 2013/14. Quelques pages ébauchées dans la foulée. Puis plus rien jusqu’à l’été 2017. Quand tu le reprends, l’idée que tu t’en fais reste la même: une seule voix déroulant un discours depuis des marges, dans l’ombre. L’idée est vaguement théâtrale – scène vide, voix qui se projette depuis les coulisses, projecteurs braqués sur le public. Un seul souffle ininterrompu. Très vite quelque chose te retient. Comme l’envie aussitôt de faire marche arrière. Tu écris dans tes notes: “prendre la langue en otage”. Mais dans l’entreprise quelque chose ne va pas. L’écriture t’ennuie, trop de contraintes. Ou pas assez. C’est la notion d’avoir à simuler une voix qui t’emmerde. Impression d’être uniquement dans le décalque. Pause. À l’époque, À tous les airs n’est pas encore paru. Sur le point de l’être seulement, le 5 octobre; le jour de tes quarante ans. Un troisième roman est plus ou moins achevé, qui ne verra pas le jour. Mais ça tu l’ignores encore. Ce que tu sais: tu as le temps. Alors tu prends le temps. Réfléchis à la suite. À l’envie de faire autre chose que d’enfiler des textes les uns à la suite des autres. Se dessine l’idée présomptueuse de tenter la construction de quelque chose, d’un ensemble plus vaste, plus cohérent. D’aller voir ailleurs, de visiter d’autres pans de la fiction, d’autres régions du langage. Faut-il voir ça comme un changement de cap? Tu ne sais pas. Y a-t-il encore des points d’attache entre les trois premiers romans écrits et celui-ci, et les autres qu’il appelle? Pour P.R.O.T.O.C.O.L., tu comprends que le problème est un problème de focale. Tu dois l’élargir. La voix initiale ne disparaît pas. Paradoxalement, de marginale elle devient centrale. Si tu adaptes la métaphore théâtrale, cette voix est désormais placée pile au centre de la scène. Reste à faire graviter autour d’elle d’autres voix et points de vue qui lui donneront de l’épaisseur. À l’automne 2017, tu t’apprêtes à laisser entrer des dizaines de personnages.


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101221:

La livraison est prévue pour le début de la semaine. Il a fallu procéder à quelques derniers ajustements sur la maquette. Tu penses que c’est mieux ainsi, même si pas très orthodoxe. Tu t’es fait la réflexion l’autre jour que ce livre t’aura accompagné pendant cinq ans – le temps d’un mandat présidentiel: 2017-22. Pas étonnant qu’il colle à son époque. Enfin, tu crois. Beaucoup de retard sur le Coover.


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131121:


Et deux nouveaux mois de passés depuis la dernière fois. Les traductions t’ont pris tout ton temps: traduire, relire, corriger. Le début de l’année sera bien rempli. Cohen et Marten en janvier. Février c’est ton tour. Puis Zambreno en mars. Les choses se finalisent autour du #4. Que certains sites commerçants ont déjà entré dans leur base de données. Bidouillé quelques teasers vidéo – tu ignores leur portée mais t’es bien amusé à les préparer. Écriture et musique. P. t’a parlé du point mort pour ton livre. En disant qu’il allait falloir s’arracher. On annonce déjà les sorties de janvier. Il paraît que Houellebecq. Le pire qui puisse sans doute arriver, c’est le silence. L’impression goutte dans l’océan. L’indifférence. Toutes ces années, l’attente, l’anticipation, les projections. Tu ne sais pas encore comment parler du #4. Ne livre pas son titre ici alors qu’ici, c’est con, personne ne passe, personne ne te lit, et que le titre, en quelques clics, est accessible ailleurs. Pourtant il faudra en parler, d’une façon ou d’une autre. Car ce roman est différent des précédents. L’envie qui l’a porté pas la même. Tu y discernes une rupture. Comment la dire, cette rupture, en évitant de grandiloquer ou de passer pour – quoi? Quelqu’un de prétentieux? Car il y a peut-être dans cette rupture l’ombre d’un malentendu. Car, aussi, dans ce livre est venue se nicher une certaine ambition. C’est peut-être ça, d’ailleurs, plus que tout, qui t’effraie.


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070921:


Bientôt 3 mois que tu n’es plus repassé ici. Décidément, tu as du mal à arrêter ce qui, passant à l’intérieur du crâne, pourrait valoir le coup que tu t’y attardes. Comme ta lecture, au début de l’été, des Histoires de la nuit de Mauvignier. Le premier que tu lisais. Tu t’étais dit que tu aurais pu en parler, interroger l’épaisseur du livre, la mettre en regard du tempo lent qu’il se choisit, te demander pourquoi ce qui, chez d’autres, ferait sans doute l’objet d’un traitement effréné, cette recherche du page-turner à laquelle se livrent à tout prix certains auteurs, est là ralenti à l’extrême. Le contrepied est intéressant, parfois agaçant aussi – cette idée selon laquelle le livre n’explique pas son geste, qui dès lors paraît gratuit. Ou alors, l’explication, tu es passé à côté. Ce qui ne t’a pas empêché de ressentir une certaine fascination à sa lecture. Est-ce le temps qui te manque? L’envie? L’énergie? Deux nouveaux projets de traduction sont en cours, dont l’un bien sûr te réjouit à l’exacte mesure de l’attente qu’il vient combler. Tu n’as toujours pas vu le #4 mis en pages. Le calendrier se resserre. Sortie prévue en février. La couverture est ébauchée. Tu as hâte, évidemment. Mais tant que le livre n’est pas sorti, c’est comme un secret auquel tu t’accroches jalousement. Derrière le désir, toujours une sorte de frustration tapie. La première liste du Goncourt est sortie.


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120621:

La période est étrange; calme et inquiète. Tu as terminé la traduction des Nétanyahou, envoyée à l’éditeur. Tu as relu et corrigé la traduction d’Esquive le jour, renvoyée à l’éditeur. P. relit le roman à paraître en février, pour lequel tu attends la couv d’un jour à l’autre. Le titre n’a pas changé, reste identique à celui de la version de travail, mais la possibilité de le modifier a été évoquée. Tu ne sais pas si c’est une bonne idée, de le changer comme ça à la dernière minute. Il est possible qu’il faille faire quelques coupes. Tu aimerais que tout soit plus simple. Tu aimerais pouvoir écrire sans qu’on ait besoin de couper, de corriger, d’alléger, de reformuler. C’est-à-dire que tu aimerais avoir le recul nécessaire et la confiance requise pour décider que telle phrase est à revoir, que tel passage est superflu, que telle expression est bancale, qu’il y a là une redondance, que tu abuses des tirets. Or tout ça tu ne le vois pas. Tu ne le sens pas. Tu es incapable de reconnaître la qualité intrinsèque de ce que tu fais, de ce que tu écris, de comment tu traduis. Tu admires celles et ceux dont les certitudes en la matière sont sereines, qui sont capables de dire et de penser que ceci est mauvais, à revoir, sans intérêt. Non pas tant chez les autres que chez soi. Bien sûr que le doute est crucial, qu’il nourrit toute tentative. Or précisément: tu ne doutes pas. Ou pas comme il faudrait. Ce qui ne veut pas dire que tu estimes ton travail parfait. Loin de là. C’est juste que tu le places dans une zone où le doute n’a pas de prise. Tu ne sais pas comment le dire autrement. Tu ne souffres d’aucun excès de confiance. Au contraire. Mais le doute que tu peux ressentir n’est pas productif. Il ne parvient pas à te faire voir ce qu’il faudrait que tu voies. En attendant, il ne te reste plus qu’un texte à traduire. Ceux que tu proposes aux éditeurs restent lettres mortes. Pas ce qu’ils recherchent, pas le temps de les lire, pas vendables, pas convaincus. Pas de réponses. Claro a traduit Streetcop de Coover. À paraître à la rentrée chez Flammarion. Tu aurais aimé le faire. 


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080521:

On ne lit jamais deux fois le même texte. Évidemment. À plusieurs années d’intervalle, le texte que tu as déjà lu et dont tu te souviens finalement assez mal, est différent. Les traces que tu as laissées dans ses marges l’attestent. Pourquoi à l’époque tu t’étais arrêté sur tel passage ou avais prélevé telles phrases: parfois tu le devines, parviens à retracer ton cheminement à travers les pages. Mais parfois l’importance de ces passages t’échappe. Qu’est-ce que tu cherchais à l’époque? Qu’est-ce que tu ne vois plus aujourd’hui? Bien sûr ce n’est pas le texte qui change. C’est ta lecture, qui se fait depuis d’autres bords et modifie ta perspective. Tu as commencé à relire quelques DeLillo. White Noise d’abord, dans lequel tu as reconnu ta façon, discrète, de marquer le texte au crayon de bois. Une accolade dans la marge. Deux ou trois barres verticales selon l’importance du passage. Qui parfois s’estompent avec les années. Tu relis Running Dog maintenant. Tu dis “relis” mais en réalité tu le lis pour la première fois. Ça doit faire quinze ans au moins que ce bouquin est dans ta bibliothèque; quinze que tu répètes que parmi les DeLillo c’est l’un de tes préférés. Tu as lu des choses sur ce roman, te souviens de discussions à la fac sur ce bouquin. Sauf qu’aujourd’hui tu découvres que tu ne l’avais jamais lu. Tu le sais, parce que contrairement aux autres, ses pages sont vierges de toute intervention, de tout prélèvement. Or à l’époque, tu es certain que tu l’aurais annoté d’une manière ou d’une autre si tu l’avais lu. Marrant, cette inversion. Tu lis aujourd’hui un texte pour la première fois, “relu” il y a plus de quinze ans.

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080421:

Assez étrange, cette façon de concevoir la littérature comme l’expression transparente et fidèle d’une culture. Ainsi l’amalgame entre “littérature américaine” et “culture américaine”, par exemple. Comme si — parce qu’il le faudrait —, pour résister à ce qu’on perçoit comme une écrasante domination, à l’hégémonie d’une culture qui renie toutes les autres, en les colonisant de façon impérieuse autant qu’impériale, il était crucial d’opposer et revendiquer sa propre indépendance, tout illusoire soit-elle, sa singularité, sa résistance idéologico-culturelle, en choisissant expressément de ne pas ou plus lire d’écrivains américains, devenus harceleurs, scribes dominants, représentants, souteneurs, adhérents d’une culture qu’ils contribuent non seulement à définir, mais à étendre et imposer toujours plus, et plus loin. Le roman-hamburger. Aussi l’écrivain français — mais qui est-il au juste? Houellebecq? Musso? Louis? — participe-t-il de son côté, sans doute, baguette sous le bras et béret fiché sur le crâne, à l’exception culturelle de son pays. Et donc, au motif qu’on aurait lu les mauvais livres, il faudrait s’interdire de lire les bons. Pas la première fois que tu te dis que l’image de la littérature américaine fabriquée par l’édition française est trompeuse. Pas la première fois non plus que tu dis que la littérature américaine n’est pas nécessairement celle qu’on croit. Mais ce qui te chiffonne le plus, dans cette histoire, c’est cette vision implicite de la littérature comme accessoire de la culture, à laquelle elle participe, c’est indéniable, mais à laquelle, pourtant, elle ne saurait se réduire. Et ça, une certaine littérature américaine, dans ce qu’elle peut avoir de critique, c’est-à-dire de tranchant, sa force de coupe, son détachement, sa dissidence, le montre amplement: Gaddis en est un exemple; Melville un autre.

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190321:

Passé à deux doigts de faire les Brunistes en traduction. Pourtant bien engagé a priori, le projet a capoté à la dernière minute. Tu avais commencé quelques pages. Tu restes convaincu qu’on y viendra un jour. D’autres projets se dessinent autour de celui-ci, en attendant. Tu avances sur le Cohen ces jours-ci. Tu traduis toujours avec plusieurs dictionnaires en ligne ouverts en permanence, trois ou quatre, français, anglais, anglais-français. Tu vérifies tout, le moindre mot. Pas tant pour te rassurer sur un sens qui pourrait t’échapper. C’est juste que tu es incapable de naviguer dans l’entre-deux-langues. Bernard H. disait qu’il traduisait sans dictionnaire, qu’il n’en avait pas besoin. Tu ignores ce qu’il en est des autres traducteurs. Ce qui se passe dans ton cas, souvent, c’est que tu lis la VO, tu la comprends, et déjà certains mots, certaines expressions en français pointent, du dessous, affleurent et brouillent la phrase. Il y a comme des interférences. Puis au moment de passer au français, de reproduire la phrase dans ta langue, c’est comme si tu étais brièvement empêché, que quelque chose entravait l’écriture. Tu cherches les mots. Le sens, tu l’as. Ce n’est pas ça, le problème. Ce sont les mots qui restent à distance, dans une sorte de flou, de neige, de bruit. C’est le français qui, l’espace d’un instant, est devenu langue étrangère. Même les mots simples, surtout les mots simples : ta langue bégaye, bafouille, bredouille. Alors le dictionnaire t’apparaît comme une sorte de décodeur, quelque chose qui te permet de te rebrancher sur la bonne fréquence. Il n’y a que comme ça que tu y arrives. Tu as envoyé à P. l’ultime mouture du #4. Es revenu au #5. Pour lequel tu avais déposé une demande de bourse. Que tu as obtenue. Un livre ne t’aura jamais rapporté autant d’argent. D’autant qu’il n’est pas encore écrit. Pas sûr que lui verrait les mêmes affinités que toi, mais QL dans ses Relevés, si tu les lis bien, laisse entendre qu’il travaille sur un projet de trilogie. Comme toi. Ou presque. A. a douze ans aujourd’hui. C’est la deuxième année qu’elle fête son anniversaire confinée.

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040221:

Anniversaire de Bob Coover aujourd’hui, que tu n’oses pas lui souhaiter. N’a jamais été fan des célébrations, te l’a déjà fait savoir, alors là, il y aurait presque quelque chose d’indécent à lui rappeler le temps qui passe. Maintenant que le Kirk est terminé et que tu as tenu les délais, tu t’es replongé dans le #4, que tu as intégralement relu, limitant tes interventions à quelques éléments de surface. Tu as hésité, à la relecture, à rouvrir une piste que tu avais un temps explorée puis refermée. La question étant de savoir pourquoi tu l’avais écartée initialement. Pour de mauvaises raisons, il t’a semblé en fin de compte. Alors tu la rouvres, cette piste, après en avoir parlé à P. — il faudra modifier le texte à chacun de ses niveaux et veiller à la cohérence d’ensemble. Ce qui t’apparaissait d’abord comme une tâche fastidieuse — un ajout et tous les déplacements qu’il force, les coutures qu’il entraîne, la mécanique narrative à re-régler : ce sur quoi tu as déjà passé plusieurs matinées hésitantes, à tenter d’expliquer ce changement, de le légitimer à l’échelle du texte en consolidant, en étoffant l’arrière-plan — doit plutôt pouvoir se résoudre de la manière la plus simple qui soit. Hier, tu t’es rappelé un de tes premiers échanges avec Bob, justement, qui te disait en substance qu’en cas d’hésitation, toujours privilégier la simplicité. La solution à ton problème consisterait à accompagner l’ajout en question d’une série de retranchements. Ce qui, dans la dernière version du texte, se traduisait par des pages d’exposition, dont tu pressentais d’ailleurs l’aspect vaguement didactique, qui te chagrinait sans que tu saches quoi en faire au juste, doit pouvoir être éliminé tout bonnement. Poser, plutôt qu’exposer. Le reste se joue dans les silences. Tiens, Michel Bussi vient de sortir un nouveau bouquin.

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150121:


Entendue ce matin: une reprise de “Fall On Me” — tu avais 9 ans quand ce titre est sorti en 1986. C’est sans doute bien plus tard que tu l’as entendu pour la première fois. Il y a dans ce son typique de R.E.M. quelque chose de solaire qui perdure sans doute un peu jusque dans “Automatic for the People”, le premier album que tu te souviens avoir acheté, mais qui se déploie pleinement dans “Out of Time”. Tu réécoutes quelques titres de ces années-là, 1986-91. C’est marrant, parce que cette époque, tu l’as vécue sans la vivre, c’est-à-dire enfermé dans un présent étriqué, l’urgence de l’enfance qui passe, l’immédiateté sans rétention; sans penser à te fabriquer des souvenirs, et tu n’en as gardé aucun. Musicalement, ces années, c’est pour toi les conneries des compiles débiles dont tu as oublié le nom. Tous les étés, il y en avait une nouvelle. Jusqu’en 1991, l’année de “Nevermind”, le départ des années grunge et tous ces groupes qui t’ont accompagné, ado, de Seattle à Chicago. 1991, c’est pourtant le jour et la nuit, “Losing My Religion” vs. “Smells Like Teen Spirit”. Deux sons, deux ambiances, deux regards, deux couleurs, deux univers comme on dit. Le soleil et la pluie. La mer et le spleen. R.E.M. est resté un groupe important, pour toi, mais que tu as connu et découvert sur le tard, donc. Comme tout le monde ou presque, avec “Losing My Religion”, matraquée à la radio. Tu revois les images du clip, qui passait à la télé. De fait, tu réécoutes davantage R.E.M. aujourd’hui que Nirvana. R.E.M., c’est un groupe que tu cantonnes aux années 1980 — ces années que, musicalement, tu n’as pourtant pas connues. Tu ne t’intéressais pas à la musique à l’époque, pas vraiment. Tu es passé à côté, les as retrouvées plus tard, ces années, à contretemps et loin des clichés. Et quand, comme ce matin, tu écoutes ces chansons — “Fall On Me”, “The One I Love”, “Welcome to the Occupation”, “Swan Swan H”, sans parler de “Out of Time” ou d’“Automatic... ” —, c’est comme l’essence de ces années qui te revient; tu y discernes une insouciance, une légèreté, un abandon qui te paraît à des années-lumière de cette décennie qui s’ouvre et de ce qu’elle rend impensable, improbable. Tu gardes toutes ces images ensoleillées en tête, ces couleurs flashy, les jeans délavés, les t-shirts amples, les cheveux longs, les baskets Nike, les festivals en plein air, le Dr. Pepper, la plage, les vagues, le surf, les lunettes de soleil, le skate. La réalité devait être bien différente, tu t’en doutes. C’est drôle, d’être ainsi nostalgique d’une époque qui est, au fond, et sera restée pour toi une fiction.


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130121:

Commencée le 7 octobre dernier, la traduction du Kirk est terminée depuis ce matin. Reste à tout relire, 481 pages à harmoniser. C’est un chouette bouquin, que tu as pris réellement beaucoup de plaisir à traduire, malgré ses difficultés ponctuelles, relevant souvent d’un vocabulaire technique qu’il t’aura fallu traquer. Dès demain, tu vas pouvoir te remettre à travailler sur tes textes. Tu avais mis l’écriture du #5 entre parenthèses pour pouvoir te consacrer exclusivement à la traduction, sans empiéter sur ton temps de recherche. Au programme: une dernière relecture du #4 avant le travail sur les épreuves. Puis la reprise du suivant. Entretemps, il faudra aussi reprendre et finaliser le Marten. Ce que tu pourras faire depuis la perspective gagnée à partir du Kirk. Impression que sa traduction aura débloqué des choses dans ta pratique. Jusqu’ici peut-être trop servile, si c’est le terme qui convient. Au moment où tu l’amorçais, cette traduction, tu étais retombé sur un entretien de B. Hœpffner, qui disait en substance qu’il fallait parvenir à s’affranchir de la peur du faux-sens. Réflexe de prof, sans doute — chercher à tout couvrir, nuances grammaticales, sous-entendus, références... L’exhaustivité est impossible; elle étoufferait la traduction — qui a besoin de respirer. 


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080121:

Ce n’est pas le type au centre, avec sa coiffe à cornes et à queues, et ses peintures de guerre, qui toi te fascine; pas même le type à sa droite, sur la gauche de l’image, barbe drue, cheveux longs et paumes en prière. Non. C’est l’autre. Le type qui porte le drapeau rouge, selon lequel Trump est son président. Il a l’air perdu. Flotte dans son froc. Ne sait pas où regarder. Ni que faire de ses mains, de ses bras. Quelqu’un — sa mère? avant qu’il ne parte? — semble avoir fiché à la hâte sa casquette par-dessus son hoodie. Même sa sacoche est trop grande pour lui. Qu’y a-t-il, à l’intérieur? Qu’est-ce qu’il fout là? Il est écrasé par le poids de l’événement, du non-événement; sorte de mauvais Oswald qui n’aurait pas compris quel rôle on attendait qu’il joue. Il n’est pas à la hauteur. Te fait pitié. Vraiment. La mise en scène lui échappe. Tu aimerais le retrouver dans quinze ou vingt ans. Tout aussi paumé au fin fond d’une Amérique, ou d’une certaine idée de l’Amérique, qui le broie comme elle broie tous les autres. Il n’a pas compris que cette idée, c’était précisément celle qui lui avait donné son président, et que son président incarnait jusqu’à la gerbe. À force de le regarder, tu vois dans l’image de ce type un air de ressemblance avec les personnages de Marten. Les déchus, les déchets d’une Amérique sur lesquels elle a depuis toujours bâti ses rêves et ses fausses promesses. 


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040121:

Avec cette nouvelle page, tu suis l’exemple des Relevés de Quentin Leclerc — tu as hésité avant d’ajouter le lien, parce qu’il y fait part à plusieurs reprises de sa volonté de les dissimuler au cœur du web; c’est-à-dire de ne pas chercher à leur assurer une visibilité. Ce qui bien sûr relève d’un paradoxe, puisque le web est désormais l’outil censé apporté à l’écrivain contemporain une visibilité (tu te demandes d’ailleurs si Philippe Annocque, par exemple, avait cette idée en tête en ouvrant ses Hublots, prétextant que “la visibilité était mauvaise”) souvent de courte durée dans les librairies, lorsqu’elle existe. Avec l’ancienne version d’À l’intérieur du crâne, dont tu penses avoir éliminé toute trace, plusieurs fois il t’est arrivé de te demander qui te lirait, ce qu’on pourrait penser de ce que tu y écrivais, comment on y réagirait; ce qui t’a plusieurs fois amené à t’auto-censurer, à ne pas mentionner de noms. Cette impression d’un regard extérieur, ou plus précisément de sa possibilité, ubiquitaire et diffuse, te pesait. Au fond, ce nouvel espace ne changera pas grand-chose. Si ce n’est qu’il t’autorise à ne plus tenter d’en faire la publicité. Et ce à l’heure où d’autres, bizarrement, s’évertuent encore à vouloir faire de leur site un espace commercial où leur pensée, leur savoir-faire, leur esthétique, seraient à vendre. On cherche des contributeurs, on vend des abonnements, on promet du contenu exclusif. C’est marrant, cette volonté de monétisation permanente, même si évidemment tu la comprends; en un sens.  


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291220:

Suite à la chronique parue sur À tous les airs, et après un bref échange avec son auteur, tu te dis que ce n’est peut-être pas tant une forme d’ironie finalement que la prise en compte de la place depuis laquelle on écrit. La reconnaissance que la forme a évolué, que des choses ont été faites, des voies balisées, que des tentatives ont échoué, que d’autres sont parvenues à opérer des déplacements. Le roman est une forme vivante, qui respire, a besoin d’air. Or certains s’évertuent à écrire depuis le grenier, où l’air ne circule pas, où il fait sombre, où il fait froid, ça sent la poussière, ça sent le renfermé, le plancher craque, on ne sait pas où mettre les pieds parmi toutes ces breloques. Ce qui est pris parfois pour un recul ironique, voire un foutage de gueule, n’est en réalité qu’un déménagement. Tu écris dans ton bureau, adossé à ta bibliothèque. Regards sévères jetés par-dessus ton épaule. 


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281220:


Régulièrement tu changes la police avec laquelle tu écris. Tes premiers textes en Constantia, 11,5 pts; utilisée pendant longtemps, jusqu’aux premières versions du #3, avant de passer à la Garamond, 13 pts, qui a également servi au #4. Tu es récemment passé à la Baskerville, 12pts; pour les titres, selon les projets, tu alternes entre Baskerville Old Face (la traduction du Kirk) ou Charter (le Marten & le #5). Il y a là quelque chose de purement cosmétique d’un côté; de l’autre, l’envie de visualiser le texte autrement. Ne pas laisser ton œil s’habituer à des formes et des contours qui émousseraient le texte. Dont l’aspect visuel, la façon qu’il a de se coucher à l’écran, t’a toujours importé. Le sort du #4 est a priori fixé. Sa sortie est repoussée. Ce qui n’est pas plus mal en un sens. Sa date de publication initiale te laissait perplexe. Tu as entamé la dernière ligne droite de la traduction du Kirk. Plus que 70 pages avant de tout reprendre et harmoniser pour envoi à Marchialy fin janvier. 



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101220:


Au printemps dernier, on applaudissait le personnel soignant tous les soirs à sa fenêtre; fin novembre, dans le monde d’après, on applaudit les premiers clients à la rouverture des grands magasins. Quel regard poser sur le monde aujourd’hui? Selon quels angles? “Noël sera-t-il sauvé?” Elle est marrante, cette question. Comme s’il fallait sauver l’une des dernières possibilités de sauver le monde en laissant advenir, c’est-à-dire revenir, l’idée même du sauveur, d’une possible rédemption à laquelle évidemment plus ne personne ne croit.  Ou comment se complaire dans les fictions d’un monde qu’on n’a jamais bâti, taillé, découpé ailleurs que dans la fiction —un monde? Mais lequel? Tu n’écris plus depuis quelque temps maintenant. Le #5 végète dans un coin de ton esprit. Tu ne pourras l’aborder sereinement que dès lors que le sort du #4 sera fixé pour de bon. Dans un an, il sera peut-être publié. Mais peut-être pas. en attendant, tu dois avancer dans ta traduction sans sacrifier le projet de recherche en cours, dont le manuscrit est à rendre en février. Un mois après la remise de la traduction, donc. Dont les enjeux sont intéressants; c’est une question que tu te poses, d’ailleurs. Traduirais-tu ce texte de la même manière si c’était une œuvre de fiction? Ou pour le dire autrement: pourquoi as-tu l’impression d’être entravé dans ta traduction au prétexte que ce texte relève de la non-fiction? Parallèlement, tu n’as sans doute jamais pris autant de libertés avec une traduction que pour celle-ci. Reçu aussi le manuscrit du nouveau roman de JC. Que tu devrais traduire dans la foulée. Ta vie rêvée: écrire, lire, traduire. En septembre prochain, tu retrouveras le chemin de la fac. 



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111120:


Gass quelque part écrit qu’il s’adonne religieusement, tous les matins, à la lecture de la presse — non pas pour se tenir informé mais, si tu te souviens bien, pour nourrir sa propre colère. D’un côté il y a ceux qui voudraient qu’on s’en foute, qui se gaussent de voir tout le monde subitement devenir expert en politique étrangère après s’être fait une spécialité de l’infectiologie ou des feux de forêt ou du contre-terrorisme. De l’autre il y a ceux qui s’interrogent, cyniquement ou, plus inquiétant, naïvement, tombant dans le piège des rhétoriques partisanes. L’Amérique, c’est ton objet d’étude après tout. Et tu n’arrives pas à t’en foutre, toi. Parce que ça a beau être loin, ce qui se passe là-bas est aussi ce qui se passe ici, sous d’autres formes peut-être. Mais le contenu est plus ou moins le même. Et Mélanchon qui s’en mêle. Ça te tue, ça te met en colère, ça te conforte dans tes penchants misanthropes. Tu penses à Swift. Et te demandes si, au fond, la colère n’est pas la condition préalable et nécessaire à l’écriture. Est-ce pour ça que tu écris? Pour donner forme à cette colère que tu ne veux plus taire. Peut-être. C’est compliqué. Il y a une colère indéniable à l’origine du #4. Ce n’était pas une colère dans Charøgnards, mais il y avait quelque chose qui lui ressemblait. Une solitude, une amertume. Tu te souviens. Rien de tel dans À tous les airs; peut-être ce qui en a fait quelque chose de plus lisse. Dans le #3, tu crois que la colère n’était pas très loin mais que tu n’as pas réussi à la canaliser — tu t’en es détourné. Ce qui a pu lui donner des contours moins tranchants. Juste envie de hurler ces jours-ci.


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