Hiram Clegg, de même que son épouse et quatre amis de la foi venant de Randolph Junction, furent convoqués par l’Esprit et Mrs. Clara Collins, veuve du très regretté Ely Collins, pasteur nazaréen, et invités à se rendre à West Condon le weekend des dix-huit et dix-neuf avril pour y attendre la Fin du Monde. Mais qu’espérait-il, au juste ? Le Jugement dernier, peut-être. Sans doute un événement d’importance. Ce à quoi il ne s’attendait pas, en revanche, fut de se retrouver la nuit du samedi dix-huit — la Nuit du Sacrifice, s’avéra-t-il — dans un fossé qui longeait la vieille route menant à la Mine de charbon n°9 de Deepwater pour y voir mourir une jeune fille. Il avait été préparé, comme seul peut l’être un homme dont la foi est grande mais simple, à des événements marqués d’une profondeur terrifiante, mais il n’avait pas été préparé à cela. Il fut même incapable de se rappeler grand-chose après les faits, tant son esprit avait été pressé par un effroi pur et simple. La foule sortit des voitures et tous se tinrent là, certains posés à la commissure du fossé, d’autres, comme lui, plus bas aux côtés de la fille, là où, plus en contrebas encore, les herbes longues projetaient leurs pointes d’ombre noire. Il y en avait parmi eux qui fixaient leur regard en donnant l’impression de ne pas la voir. Il y en avait parmi eux qui se répandaient en pleurs hystériques, agenouillés dans la récitation de leurs prières. Aucun, sûrement, ne fut insensible. Il se rappela s’être aperçu à un moment que Mrs. Eleanor Norton était allongée sur la chaussée, comme morte, son époux l’éventant désespérément avec l’ourlet de sa tunique blanche. Oui, bizarrement, Hiram retint ce détail inutile : les gros genoux du professeur Norton péniblement plantés au milieu des ornières et des scories sur l’ancienne route de la mine, des genoux que chaque battement de l’ourlet révélait tel un furtif signal. Quant au reste, cela demeura définitivement opaque à ses yeux, perdu dans le fol entrelacs des phares, un tour de passe-passe faisant apparaître comme en rêve des événements qui se prenaient dans le tourbillon d’un cercle fantastique, sans commencement ni fin.

Ils avaient anticipé, en arrivant l’après-midi chez le mineur-visionnaire Giovanni Bruno, la présence d’un petit groupe de croyants, comme ces témoins qu’ils avaient pu voir à la télé, mais à leur place ils trouvèrent littéralement des centaines de gens s’affairant un peu partout. Au moins la moitié d’entre eux, remarqua Hiram, étaient des journalistes ou des reporters pour la radio ou la télévision : des caméras et des lumières en pagaille, une excitation à peine croyable. Il se mit immédiatement à la recherche de Sœur Clara, la trouva en grande discussion avec un groupe de gens qui, habillés comme lui en tenue de ville, étaient néanmoins nimbés de cet air propre à l’Église du Nazaréen.

— Sœur Clara !

— Frère Hiram ! s’écria Clara, qui se précipita vers lui pour prendre sa main dans les siennes. Merveilleux ! Vous êtes venu !

— Oui, après tout ce que vous m’avez raconté, Sœur Clara, je pouvais difficilement ne pas me joindre à vous.

Elle le présenta au reste du groupe, des amis de la foi originaires de New Bridgeport. C’était la première fois que Hiram voyait Clara animée d’un tel état d’esprit. Elle rayonnait en abordant tous leurs plans, en parlant de tous ces gens merveilleux qui avaient répondu à l’appel, et de ce glorieux moment qui les attendait. Hiram, à son tour, l’informa qu’il était venu accompagné de cinq autres personnes, dont son épouse, Emma.

— Zut, nous n’avons pas encore assez de tuniques pour tout le monde, dit Clara. C’est qu’on s’attendait franchement pas à autant de monde, Hiram. Mais je peux vous en fournir deux dans l’immédiat, une pour vous et une pour Emma, et avec un peu de chance on arrivera peut-être à en préparer suffisamment pour les autres demain. Elle le conduisit dans une chambre toute proche et lui donna les tuniques, prit le temps de lui expliquer quelques-unes des choses merveilleuses qui s’étaient produites dans cette chambre, celle-là même où ils se trouvaient, au cours des quatorze semaines mouvementées qui venaient de s’écouler.

— C’est vraiment… vraiment très humble, Sœur Clara, remarqua Hiram. Très approprié.

— Oui hein, acquiesça-t-elle. Cette maison a un peu été comme un deuxième chez nous. Elle fit une pause, le visage durci plongé l’espace d’un instant dans les souvenirs et la peine. J’ai perdu ma maison, vous savez, la maison que nous avions avec Ely.

— Je sais, oui, vous m’en avez fait part. Or comme vous l’avez vous-même remarqué, Sœur Clara, ce n’est qu’un signe de plus parmi tous les autres, une assurance de plus dans ce combat contre le doute.

— Oui mais quand même, faut bien l’avouer, ça m’a heurtée, Hiram.

— Et ça nous aurait heurtés tous, Clara. Vous avez réussi à surmonter la tension de ces terribles mois comme une sainte. (Elle ne répondit rien, sembla absorbée dans ses pensées.) Ces tuniques, on les met comme ça, juste au-dessus de nos… ?

— Non, voyez Ben à ce sujet. Il vous dira où vous pouvez vous changer, tout ça tout ça.

Alors il emmena Clara voir Emma et les autres, qui patientaient plus loin. Il était fortement impressionné, de pouvoir ainsi observer la veuve Clara Collins. Elle était si grande dans sa tunique, faisait preuve d’une telle force, d’une telle maîtrise de soi. Il avait déjà eu l’occasion de l’entendre parler lors d’autres rassemblements sous tente, aux côtés de Frère Ely, mais elle était alors toujours restée dans l’ombre de ce grand homme et jamais auparavant il n’avait observé chez elle une telle éloquence, une élégance si franche, une force d’attraction personnelle si grande et un pouvoir aussi contenu : on aurait dit qu’elle était elle-même possédée par rien moins que le Saint Esprit – or, dans les faits, n’était-ce pas précisément le cas ?

D’autres amis de Clara arrivèrent, par groupes en provenance de Wilmer et de Tucker City, ainsi qu’un couple de Daviston, qui à nouveau l’accaparèrent. Elle leur indiqua où ils pourraient trouver Frère Ben Wosznik, et Hiram dirigea sa troupe là-bas tout en expliquant quelques-uns des principes du mouvement tels qu’il les comprenait. Ben les salua chaleureusement après avoir reconnu Hiram et Emma, qu’il avait vus lors de leur visite, avec Clara, le lundi précédent, et il les appela d’emblée par leur prénom. Il les informa du règlement concernant le port de vêtements exclusivement blancs sous leur tunique, puis les accompagna à l’étage pour leur montrer où se trouvait la salle de bains. En chemin, il interpréta à leur intention la signification du symbole présent sur les tuniques, la croix qui n’était autre qu’une pioche de mineur, le cercle qui l’entourait, le code couleur utilisé, marron sur blanc, et ils discutèrent des attentes qu’ils entretenaient concernant l’Avènement du Royaume, le Royaume de Lumière. Pour ce qui fut du blanc à porter sous la tunique, il précisa que l’un de leurs membres était allé en ville pas plus tard que cet après-midi pour acheter un large assortiment de sous-vêtements blancs pour celles et ceux qui, dans leur ignorance bien compréhensible, seraient venus sans. Hiram avait tout de suite bien aimé Ben lors de leur première rencontre, et désormais, tandis qu’il gravissait l’étroit escalier de cette étrange maison, tandis que plus bas régnait une excitation des plus étranges et des plus déroutantes, il s’en serait fallu de peu, face à l’événement le plus étrange qui surviendrait dans la vie de Hiram Clegg, qu’il ne se mît à l’adorer. Ben Wosznik respirait l’humilité, la compassion, la loyauté, la cordialité. Où que soient Clara Collins et Ben Wosznik, Hiram pensa-t-il sur le coup, c’est là qu’est ma place.

Hiram, qui souffrait d’un léger rhume de saison, avait ce matin-là enfilé son vieux caleçon blanc, un caleçon long que le temps printanier ne nécessitait pas vraiment, or il n’était pas mécontent de l’avoir fait. Les tuniques étaient légères et c’était facile d’attraper froid. Emma, en revanche, portait sa brassière noire, et le reste était rose.

— J’ai l’impression d’être presque toute nue, Hiram, avoua-t-elle après avoir passé la tunique et enlevé ses sous-vêtements. La pauvre femme avait encore le souffle rapide et irrégulier d’avoir monté l’escalier ; son poids était devenu un vrai problème, ces dernières années.

— Je vais essayer de trouver quelque chose, lança Hiram. Je voudrais pas que tu aies en plus des problèmes pulmonaires maintenant, surtout à un moment pareil !

— Oh, voyons, t’inquiète pas Hiram. Elle lui sourit, dans un léger halètement. Ça n’a rien à voir avec l’effort, c’est juste l’excitation. Ce qui était vrai. Pendant toute cette journée et la suivante, il semblait impossible pour Emma de reprendre son souffle, même lorsqu’elle restait calmement assise.

Ben leur montra où suspendre leurs habits puis ils redescendirent, tous les trois, et revinrent à cet événement mouvementé, se faufilant cette fois-ci en son cœur, car avec leur tunique sur le dos ils venaient d’annoncer leur engagement. Ben les mena jusqu’à l’autel, où – entourée de diverses reliques comme des plumes de poulet blanches, la Main Noire de la Persécution, une Vierge Marie arborant son cœur sur sa poitrine, ainsi que, dans son cadre doré, le célèbre message que le bien-aimé Ely Collins avait laissé à sa mort – l’enseignante Eleanor Norton s’adressait à des journalistes. Ben les abandonna là pour emmener d’autres personnes à l’étage, et lorsque les journalistes, avec leurs manières nerveuses et inévitablement insultantes, furent partis, Hiram se présenta et présenta les siens à Mrs. Norton. Hiram la trouva, à tous égards, conforme au portrait qu’en avait dressé Sœur Clara, celui d’une personne gracieuse et pleine de sagesse. Il y avait dans ses yeux gris une certaine froideur, mais une fois accordée, Hiram le savait, son amitié l’était pour toujours. Autour du cou, contrairement aux autres, elle portait un médaillon doré, et Emma observa que le cercle cousu autour de la croix sur la tunique de Mrs. Norton paraissait doté de bords droits, au lieu d’être un cercle parfait. Mrs. Norton expliqua qu’il s’agissait en réalité d’un dodécagone, puis elle se lança brièvement dans quelques-unes de ses vues personnelles, que Hiram jugea un peu compliquées, quoique extrêmement intéressantes. En s’adressant aux segments supérieurs du dodécagone, elle précisa lequel appartenait à l’ascension, lequel à la descente, et, de façon tout à fait fascinante mais plutôt obscure, au désastre et au secours. Les termes suivants étaient ceux d’« illumination », de « fusion mystique », et, finalement, de « transformation ». Mrs. Norton leva et posa les yeux sur eux, un gentil sourire aux lèvres, une étincelle dans le regard.

Demain ! murmura-t-elle. Et pendant la demi-heure qui suivit, Emma eut à nouveau bien du mal à recouvrer son souffle.



Robert Coover, The Origin of the Brunists (1966)
Traduit par S. Vanderhaeghe